Tommaso Cerno, L'Espresso
Un vaste trafic illegal d’ordures orchestre par la mafia napolitaine est en passe de faire de la Roumanie la plus grande decharge d’Europe.
Le monstre s’est reveille. “Ochiul Boului” (L’œil de bœuf), la dechetterie la plus repoussante de Roumanie, s’est reveillee le jour ou Naples s’est retrouvee, une fois de plus, submergee par des montagnes d’ordures. Le spectre du peril italien – ces conteneurs de dechets provenant de Campanie [province dont Naples est la capitale] envoyes par la Camorra [mafia napolitaine] – hante la ville roumaine de Glina. Malgre les declarations du gouvernement Berlusconi, qui a promis d’ecouler ces amoncellements nauseabonds en les repartissant dans diverses regions, les Roumains craignent de voir debarquer des cargos remplis d’immondices, car l’enjeu financier est enorme. Et les contrats officiels avec les societes de traitement des ordures du nord de l’Italie rapportent evidemment moins d’argent a la mafia italienne que ces croisieres toxiques.
Ce ne serait pas la premiere fois que des cargos dechargent illegalement en Roumanie les dechets promis a d’autres destinations. Ce ne serait pas non plus la premiere fois qu’une operation d’apparence legale dissimule des agissements mafieux. Quoi qu’il en soit, a peine entrent-ils en Roumanie que ces dechets se volatilisent. Ils sont en realite enterres sous des “groapa”, comme les appellent les Roumains, des “fosses” monstrueuses ou s’accumulent des ordures en putrefaction depuis plusieurs decennies. Celles-ci s’etendent sur des dizaines d’hectares, polluant toute la campagne alentour.
Les immondices de Bucarest, strate apres strate, se sont amoncelees au point d’atteindre aujourd’hui la taille des collines qui entourent le sud-est de la capitale roumaine et d’engloutir Glina. Ses habitants respirent une odeur pestilentielle depuis 1976, depuis que l’ancien leader communiste Nicolae Ceausescu a decide d’entasser a Glina les ordures de Bucarest. Une multitude de decharges, legales et illegales, semblables a celle de Glina se sont developpees dans le sud du pays. Et ce sont les Italiens qui dirigent les societes ecrans roumaines de traitement des ordures.
Un nouveau phenomene alarme Interpol : la proliferation en Roumanie d’une multitude d’agences de traitement des ordures originaires de Campanie. Tout porte a croire que la “nouvelle” decharge de Naples est en train de s’y construire. Le projet a vu le jour il y a trois ans, lorsque ce secteur etait dirige par d’anciens associes de Vito Ciancimino [maire de Palerme dans les annees 1970, decede en 2002, il avait ete condamne a treize ans de prison pour corruption et association mafieuse] qui s’etaient adjuge l’agrandissement de Glina, l’incinerateur de Ploiesti [a 60 km de Bucarest] et quelques grosses decharges a Mures [au centre de la Transylvanie] et a Baicoi [en Valachie]. A cette epoque, des enqueteurs du parquet de Palerme avaient reussi a franchir les frontieres et a bloquer les operations : les ex-associes de l’ancien maire de Palerme furent contraints de liquider toutes les societes et de disparaitre dans le vide juridique du droit roumain. Mais, il y a deux ans, le clan des Italiens a decide de lancer un plan de modernisation pour faire d’“Ochiul Boului” la plus grande decharge d’Europe.
Avec l’argent de l’UE
En attendant, de nombreux tentacules des societes des freres Pileri [d’anciens associes de Vito Ciancimino] sevissent toujours a Bucarest : dans le secteur des ordures, dans l’immobilier, dans la mode. La police le sait. Elle sait que certaines societes ont change de nom, que d’autres appartiennent desormais a des etrangers et d’autres encore a des Italiens. Ces societes sont immergees dans un ocean compose d’une centaine d’entreprises de traitement des ordures. Tout le monde se connait. “Officiellement, il n’y a pas d’enquete en ce moment sur le trafic des dechets italiens en Roumanie”, expliquent les forces de police. Pourtant, en “off”, elles confirment que le signal d’alarme a deja ete tire.
Les journaux roumains parlent de la “caracati”, la pieuvre italienne, le reseau de societes qui se partagent le nouveau secteur des dechets, de l’economie verte et de l’economie eolienne dans le pays. Effet d’un accroissement des controles sur la frontiere meridionale, au moins dix gros bonnets italiens ont ete arretes ces cinq dernieres annees. Dans le meme temps, le nombre des entreprises italiennes repondant aux appels d’offres pour la creation de nouvelles decharges a triple.
Les Italiens ne sont pas les seuls a avoir flaire le bon filon. La mafia chinoise regne dans le sud du pays, tandis que les Russes se sont installes a la frontiere avec la Moldavie : ils recyclent les dechets toxiques dans les Republiques de l’ex-Union sovietique. Mais la mafia italienne reste la plus puissante. C’est elle qui controle le nord-ouest du pays, Bucarest et sa region, et tout le sud, jusqu’a la mer Noire. Et elle est installee dans la region depuis plus longtemps.
Pour les Italiens, les dechets n’ont rien de repugnant. Au contraire, ils nettoient. Ils nettoient l’argent sale et exploitent les fonds publics –
l’Union europeenne finance genereusement les projets de modernisation du systeme roumain de traitement des ordures. Et puis, les dechets remplissent les comptes de la pegre. Finalement, l’etat d’urgence a Naples apparait comme une poule aux œufs d’or. Le gouvernement paie, Bruxelles paie, tout le monde paie.
Si des entreprises signent des contrats avec des entreprises italiennes de traitement des ordures, elles savent aussi que la Camorra peut faire disparaitre ces memes dechets pour deux ou trois fois moins cher, en les melangeant a d’autres qu’il serait impensable d’ecouler en Italie.
Cela n’est pas de la science-fiction. C’est la realite de la mer Noire. Depuis l’entree de la Roumanie dans l’Union europeenne [le 1er janvier 2007] et alors que la criminalite organisee s’est emparee du “secteur ecologique”, il s’agit d’un marche plus fructueux que celui de la drogue. “Avec un double avantage : les investissements sont nuls, et il est possible de recycler des torrents d’argent sale dans un pays de l’Union europeenne. Et de le remettre en circulation”, affirme-t-on a Interpol. Ce ne sont pas seulement les dechets qui risquent d’etre transferes en Roumanie, mais le cœur meme du marche. Les conteneurs d’immondices arrivent par voie maritime. Apres avoir franchi le detroit des Dardanelles, ils passent facilement a travers les mailles des frontieres, depuis le port de Constanza ou ceux d’Odessa et d’Illitchivsk, en Ukraine.
Faux noms, fausses societes
Un ingenieur lombard a essaye l’an dernier de penetrer le monde des decharges publiques. “Voila comment ca fonctionne : les societes roumaines, en realite detenues par le crime organise, obtiennent l’autorisation des communes de creer des decharges publiques”, raconte-t-il a L’Espresso. Une dechetterie va ainsi bientot voir le jour a Cumpana. D’autres suivront a Traian, dans les environs de Tulcea.
“Elles doivent theoriquement etre utilisees pour les dechets urbains et ceux des entreprises avoisinantes. Dans les faits, ca ne se passe pas comme ca. C’est tellement rudimentaire que, dans la plupart des cas, il n’y a meme pas de poubelles. La municipalite paie, mais l’immense majorite des ordures finit dans les centaines de decharges illegales qui pullulent un peu partout. Bref, les entreprises officielles de traitement des ordures, qui ont recu l’autorisation de creer des decharges officielles, se retrouvent avec des millions de metres cubes vides a remplir avec ce que bon leur semble.”
Il y a quelques semaines, la brigade de defense de l’environnement s’est rendue a Glina. Dans le sud du pays, elle a arrete un camion transportant une cargaison de mercure [qui venait d’Italie]… Aujourd’hui, si on se rend a Glina et qu’on parle italien, on risque sa peau. On assiste au meme scenario dans le sud, vers Constanza, ou une multitude de decharges illegales ont defigure la campagne. Recemment, un journaliste etranger s’est fait rouer de coups : il voulait enqueter sur les lieux et s’etait presente avec le sauf-conduit d’une ambassade. La police roumaine et les bureaux diplomatiques ont confirme l’incident. A Bucarest, tout le monde conseille de prendre le large – et de ne plus s’occuper de l’“ecomafia” des Balkans. D’ailleurs, le probleme n’existe pas. Aucun cargo n’accoste ici. Et les camions que l’on entend, la nuit, decharger des ordures nauseabondes ne sont pas de vrais camions. Ils se camouflent, comme les dechets qu’ils transportent, derriere de faux noms et de fausses societes.
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Repere. La crise sans fin des dechets
La Camorra (mafia napolitaine) s’est lancee dans le trafic des ordures au debut des annees 1970, se faisant “prestataire de services” pour le compte des communes de la region de Naples, aux decharges saturees. L’essentiel de son action consiste a faire disparaitre ces dechets en les enfouissant ou en les abandonnant en peripherie des villes. A cela s’ajoutent les incendies des decharges sauvages, qui infestent la region de dioxine et contaminent l’ensemble de la chaine alimentaire. Depuis les annees 1990, la “crise des dechets” de Naples revient episodiquement sur le devant de la scene. En 2007-2008, les photos du centre historique de
Naples, envahi d’immondices, avaient fait la une de la presse internationale. La crise a resurgi a l’automne dernier. Pendant plusieurs semaines, les habitants de Terzigno, pres de Naples, ont notamment bloque l’acces a leur decharge saturee d’ordures et organise des manifestations denoncant l’incurie des pouvoirs publics. Environ 1 500 tonnes de dechets joncheraient toujours les rues de Naples et de ses environs. Le 10 janvier, 100 tonnes de dechets napolitains ont ete evacuees vers une decharge d’Imola, dans le nord de l’Italie. Et la municipalite negocie actuellement pour en exporter en Allemagne, en Autriche et en Espagne.
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Union Europeenne
L’Union europeenne produit chaque annee 2,6 milliards de tonnes de dechets, dont 90 millions de tonnes sont classes comme “dechets dangereux”. Le deversement illegal representerait un cinquieme des transferts de dechets.
Le gouvernement albanais vient d’annoncer qu’il comptait exempter 50 types de dechets de toute taxe douaniere afin d’encourager l’importation d’ordures venues de l’etranger. Pourtant, s’inquietent les organisations ecologistes, le pays ne dispose a ce jour d’aucune filiere serieuse de recyclage.
Depuis plus de vingt ans, note Le Courrier des Balkans, l’Albanie accueille les dechets etrangers et serait deja “l’un des pays les plus pollues d’Europe”.
+ Carte de la route des poubelles
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